Nous ne vous apprenons rien : dans le football, les joueurs d’une même équipe évoluent tous avec le même maillot (hormis le gardien bien sûr). Alors, il faut bien réussir à se distinguer : tatouages et coupes de cheveux à la limite de la légalité sont monnaie courante pour être reconnaissable parmi la masse. Un footballeur argentin de la fin des années 90 a néanmoins trouvé son petit quelque chose bien à lui pour répondre (entre autres) à cette problématique : du maquillage. Voici l’histoire de Dario Dubois, le joueur au corpse paint.
Avant toute chose, qu’est-ce que le corpse paint ? Traduisible en « peinture de cadavre », le corpse paint est un style de maquillage consistant à se couvrir le visage de blanc et de recouvrir les yeux, la bouche et parfois le nez en noir, le tout pour donner un visuel s’approchant d’un crâne cadavérique.
Ce type de maquillage, dont les prémices remontent au chanteur britannique Arthur Brown à la fin des années 60, a peu à peu pris une place considérable dans le monde du rock et du metal. C’est toutefois avec l’émergence du black metal scandinave et plus particulièrement norvégien qu’il va véritablement commencer à être utilisé. L’un des premiers musiciens à l’avoir utilisé dans la sphère du black metal est Per Yngve Ohlin, dit « Dead », ancien chanteur de Mayhem, à la fin des années 1980. Jørn Stubberud, dit « Necrobutcher », bassiste de Mayhem, confirma d’ailleurs dans une interview au Guardian que l’utilisation de ce maquillage avait un sens bien différent pour « Dead » que pour d’autres artistes comme Alice Cooper ou les membres du groupe Kiss, qui se maquillaient également, mais plutôt dans une optique de divertissement du public :
Cela n’avait rien à voir avec la façon dont Kiss et Alice Cooper utilisaient le maquillage. Dead voulait en fait ressembler à un cadavre. Il ne l’a pas fait pour avoir l’air cool.
Moins présent aujourd’hui dans la scène black metal que dans la fin des années 90 (mais toujours utilisé et dépassant parfois les frontières du black metal, en atteste par exemple le groupe de heavy metal aux influences pop Ghost, ayant rempli l’Accor Arena en avril dernier), le corpse paint reste cependant un des plus grands clichés lorsqu’un non-initié pense ou traite du metal extrême.
Footballeur de métier, musicien par passion
Maintenant que la notion de corpse paint est clarifiée, revenons-en au football et à notre Dario Dubois. Né en 1971 en Argentine, il grandit dans le quartier de Villegas, zone pauvre de Buenos Aires, dans une famille nombreuse. Malgré le fait qu’il n’ait jamais véritablement aimé le football, il n’est pas trop mauvais ballon au pied. Ainsi, après divers petits boulots pour s’en sortir, il commence à évoluer dans des clubs amateurs à partir de 1994, entre la troisième et la quatrième division argentine. Pas de quoi se payer une villa avec piscine, mais suffisamment pour pouvoir tout juste en vivre, comme il l’explique lui-même :
Je n’aime pas le football. J’y joue parce que c’est un sport compétitif et que je passe mon temps à m’entraîner. Je ne mange pas de viande rouge, je ne bois pas d’alcool et je ne me drogue pas. Je n’ai jamais fait aucune de ces choses. Je joue au football et les quelques centimes que je reçois pour jouer sont utiles : ma situation économique est désastreuse.
Sa véritable passion, c’est la musique. Il jouait dans trois groupes locaux, à savoir Tributo Rock (groupe de reprises), Corre Guachin (groupe jouant des versions punk et grunge de musiques traditionnelles colombiennes) et un tribute band de Reef, où il reprenait les succès de ce dernier. Cependant, la musique ne lui permet pas de payer ses factures, le football, si.
Faisant fi de son désamour pour ce sport, il entame sa carrière de défenseur – milieu défensif en écumant les petits clubs argentins bon gré mal gré, en commençant par jouer pour le Club Social y Deportivo Yapanqui (1994-1995) et le Club Atlético Lugano (1995-1997). Dans les divisions argentines inférieures où corruption et magouilles étaient aussi indissociables des terrains que les guitares dans le metal, les prises de position et les actes de Dubois commencent à faire parler de lui. Par exemple, lorsqu’il jouait à Lugano, le sponsor maillot du club avait conclu avec ce dernier un contrat stipulant le versement aux joueurs d’une prime de victoire de 40 pesos (environ 32 euros actuels). Lugano avait enchainé trois victoires, mais la société n’avait versé aucune prime. Qu’à cela ne tienne : lors du match suivant, Dario se mit en tête de recouvrir le logo du sponsor par du ruban adhésif noir. Pas de paye, pas de publicité. Toutefois, en sortant des vestiaires, il oublia de recouvrir le logo. Profitant de la pluie et du terrain boueux, il recouvrit son maillot de boue jusqu’à ce que le sponsor ne puisse plus être distingué sur le maillot. Ambiance.
C’est cependant au Club Atlético Ferrocarril Midland (1998-1999) que celui qui deviendra l’icône du « sanguche y la coca » (littéralement « sandwich et coca », définissant la culture du jeu plaisir, loin de la gloire et de l’argent) va véritablement construire sa légende. S’il était déjà atypique par son caractère, ses déclarations et son amour d’une musique encore très mal perçue en Argentine, ce footballeur, à l’intégrité rare mais au caractère bien affirmé, en remit rapidement une nouvelle couche, cette fois-ci de maquillage.
Le clown au corpse paint
Le dégoût et la haine de Dubois vis-à-vis de la corruption et des pratiques litigieuses qui étaient monnaie courante en Argentine n’étaient un secret pour aucun de ses coéquipiers. Ainsi, pour protester contre cela tout en marquant les esprits, il eut une idée folle. Lors d’une rencontre face à l’Argentino de Merlo, notre homme décida de se peindre le visage, aussi bien pour dénoncer la corruption tout en souhaitant effrayer ses adversaires, que pour rappeler son amour pour le heavy et le black metal et gagner plus de visibilité. Alors que certains le traitaient de clown pour cela, il répondit par une phrase passée à la postérité :
Je ne suis qu’un clown avec un visage peint, mais un clown prêt à mourir pour son maillot.
Lors d’un match à l’extérieur, il alla même jusqu’à aller se maquiller dans le vestiaire des arbitres, étant donné que celui de son équipe n’avait pas de miroir.
Lorsque le média Diario Olé lui demandait les raisons de ce maquillage, Dubois répondait :
Cela me donne de la polenta (de l’énergie et de la force). Je me peins, je sors me battre et je tue mes adversaires. Certains ont même peur […]. Je sais que mes adversaires vont avoir peur, mais le règlement ne l’interdit pas. Par contre, si cela gêne mon club, j’arrêterais, car même si je n’aime pas le football, je suis un fan de Midland. J’écoute du black metal pourri, une musique qui me détruit le crâne et j’ai envie de jouer comme je suis […].
Avec ce maquillage qui amuse ses coéquipiers et qui effraye ses adversaires, Dario Dubois devient une célébrité locale. Son club de Midland ne s’oppose pas à ce style dans un premier temps, lui laissant faire ce qu’il voulait tant que ses performances sur le terrain restaient correctes. Néanmoins, les bruits autour de ce maquillage finirent par remonter jusqu’aux oreilles de la fédération argentine de football (l’AFA) qui, ô surprise, ne vit absolument pas cela d’un bon œil. Quelques semaines après avoir commencé à jouer avec son corpse paint, l’AFA modifie son règlement pour interdire purement et simplement le maquillage facial sur les terrains. Midland se plie à cette décision et menace son joueur de ne plus le payer s’il n’arrête pas ses sessions maquillage.
Dubois n’eut d’autre choix que de se résoudre à laisser son maquillage aux vestiaires, mais les dirigeants de Midland ne pouvaient plus voir en peinture leur joueur. Rodolfo Marchioni, alors président du club, déclara à propos de Dubois que « cela ne peut plus continuer, il fait le clown depuis un mois et demi ». Le concerné répondit aux propos de son président devant les médias, estimant que ce dernier était « juste jaloux que j’obtienne toute l’attention de la presse ». Le torchon déjà brulant entre les deux hommes finit par totalement se consumer et le footballeur au corpse paint fut prié d’aller voir si le gazon était plus vert ailleurs. Lorsqu’un journaliste reviendra avec lui sur les raisons de son maquillage quelques semaines après son départ de Midland, il déclara :
« J’aime beaucoup le black metal, le métal de Norvège et de Finlande, je m’y identifie et pendant quatorze matchs, je me suis peint le visage de cette façon, car cela me donne plus d’énergie. Plus d’énergie dans le football comme dans la musique, car je travaille aussi comme musicien et ingénieur du son pour d’autres émissions. Certains pensent que je suis un clown, mais pas moi. Le football est incroyablement fasciste : aussi bien des dirigeants, des membres du staff et même certains joueurs, c’est très moche, très dégoûtant. Alors, je me maquille pour les mettre mal à l’aise. Au final, ils ont fini par faire une loi dans le football qui m’interdisait de me maquiller avant les matchs ».
Malgré ce départ houleux, il reviendra à Midland lors de la saison 2001-2002, après des passages au Deportivo Riestra (1999-2000), à Laferrere (2000), Cañuelas (2001) et un retour express à l’Atlético Lugano (2001). Pour marquer son retour dans l’un des seuls clubs qu’il n’ait jamais vraiment aimé, il se fit à nouveau remarquer pour des raisons peu orthodoxes : lors d’un match entre Midland et Excursionistas, il subit une expulsion suite à un second carton jaune. En sortant ce dernier, l’arbitre fit tomber 500 pesos de sa poche (!). Ni une, ni deux, Dubois se saisit de ces derniers, dit à l’arbitre « c’est le prix pour que lequel tu m’as volé avec ce carton rouge, fils de p… » avant de courir vers les vestiaires, dans une scène ubuesque qui, selon les diverses sources ayant relaté l’évènement, vit l’arbitre, les joueurs ainsi que les deux staffs lui courir après. Finalement, il rendra l’argent à l’arbitre devant la potentielle suspension de 20 matchs qui lui pendait au nez (non sans le lui jeter à la figure selon la légende).
Frasques, blessures et fin de carrière
En mars 2002, il percute de plein fouet un adversaire lors d’une rencontre face à Liniers. Transporté d’urgence à l’hôpital, Dubois est dans un très sale état : convulsions, hémorragie à l’oreille droite et diverses plaies au visage. Il restera une semaine à l’hôpital et en sortant, il ne manquera pas de glisser un nouveau tacle les deux pieds décollés aux instances argentines :
« L’AFA et les Agremiados [l’équivalent de l’UNFP en Argentine] sont tous une bande de rats. Heureusement, je vais bien, mais j’ai failli mourir sur le terrain et ils n’ont rien fait pour m’aider. Je remercie ces grandes institutions de ne pas avoir été là quand j’en avais besoin. »
À l’intersaison, il s’engage dans ce qui sera son dernier club, Victoriano Arenas. Peut-être la fin des déclarations incendiaires ? Que nenni. En 2003, il balance une nouvelle bombe lors d’une interview sur une radio locale :
« Le président de Juventud Unida nous a proposé de l’argent pour qu’on perde, pour qu’ils gagnent et qu’il puisse assurer sa réélection. Espèce de sale rat, nous voulons toujours gagner et ils nous offrent de l’argent… Je lui ai craché dessus et lui ai dit « mets le blé dans ton c…, on ne le prendra pas ». C’est un politicien, il vend des marchandises, il vend des armes, qu’est-ce que tu peux attendre de lui ? »
Finalement, sa carrière s’arrêtera brutalement en 2005, à cause de la blessure la plus redoutée par les footballeurs, les fameux ligaments croisés. Le cauchemar de tout joueur de divisions inférieures, les clubs ne voulant le plus souvent pas participer aux frais médicaux que nécessite l’opération impliquée par une telle blessure pour des joueurs à très faible valeur marchande. Dubois, pas assez fortuné pour se payer soi-même l’opération, n’eut d’autre choix que de demander une aide financière à l’AFA. Cela lui fût évidemment refusé : à 34 ans, le clown dut se résoudre à mettre fin à sa carrière, après 146 matchs et 13 buts. Revenant sur cet épisode, il déclara :
« Ils m’ont envoyé dans tous les hôpitaux publics d’Avellaneda. Et là, tu ne sais pas qui te touche. J’avais besoin d’un spécialiste, pas d’un interne qui m’aurait laissé le genou derrière la nuque […]. J’ai un rêve : faire un procès au club. Je le gagne, je me fais opérer et je rejoue jusqu’à mes 40 ans. »
Mais le rêve de Dubois ne se réalisera pas. Ne pouvant plus gagner sa vie grâce au football, il reprit ses activités musicales, tantôt comme musicien, tantôt comme ingénieur du son. Un retour aux fondamentaux et à la passion pour un homme qui n’aurait pas hésité à se prostituer pour subvenir à ses besoins si la situation l’exigeait, comme il le déclarait lorsque le quotidien Diario Olé l’interrogeait sur ses projets pour le futur alors qu’il vivait encore du football :
« Qu’est-ce que je ferais après le football ? J’aime le golf, mais je n’ai pas de thunes. Je vis au jour le jour, je suis musicien. Si demain je dois travailler comme p… dans un bordel, je le ferai ».
Mort du clown et naissance de la légende
Dubois n’eut toutefois pas le plaisir de vivre longtemps de sa passion. Le 2 mars 2008, alors qu’il avait tout juste signé un contrat avec le groupe de punk argentin Attaque 77 en tant qu’ingénieur du son et qu’il rentrait d’une répétition accompagné de sa petite amie, il subit un guet-apens à Villegas, proche du quartier mal famé de Puerta de Hierro situé à Buenos Aires. Les malfrats lui volèrent son vélo, son téléphone ainsi que son matériel avant de lui tirer dessus. Dario fut touché à la jambe et au ventre. Malgré un transport en urgence à l’hôpital Paroissien de La Matanza et huit opérations chirurgicales, le clown fermera définitivement les yeux le 17 mars 2008, à 37 ans. Les raisons de ce meurtre ne sont encore aujourd’hui pas connues, mais les proches de Dario affirment qu’il s’agit d’un assassinat et non d’un meurtre, résultant des suites d’une bagarre ayant eu lieu quelque temps auparavant.
Ce meurtre, comme tant d’autres dans ces quartiers, n’a pas attiré plus que cela l’attention des médias et du public dans un premier temps, excepté les fans de Midland. Ces derniers ont en effet observé une minute de silence pour leur ancien joueur si particulier et, à partir de là, des hommages lui ont été rendus de part et d’autre. Peintures, gravures, chants, tout ou presque aura été fait par les fans de Midland et par les nombreuses personnes ayant découvert le personnage après sa mort, jusqu’à des reportages par le célèbre magazine Rolling Stone. Un groupe de rock s’est même nommé Dario Dubois Duo en hommage à celui qui a marqué à jamais les divisions argentines inférieures. Un groupe de rock reprenant le nom du plus metalhead des footballeurs, la boucle est ainsi bouclée.
Si Dario Dubois n’a pas été une légende du football pour ses performances sur le terrain, ses frasques, son comportement, ses prises de position et son corpse paint ont fait du clown une icône du football argentin. Il fait partie de ceux qui, de par leurs petites histoires, font partie de la grande histoire du football. Cocasse pour un homme qui détestait ce sport et qui aurait souhaité être une légende de la musique. C’est l’apanage des personnalités extraordinaires : ne jamais être là où elles devraient être et là où on les attend.